mercredi 25 février 2009

"La Gwadloup se tan nou, la Gwadloup se pa ta yo"

Mars 1967. J’habite dans l’île depuis ma petite enfance. J’ai un peu plus de 15 ans et je fais du stop.


La voiture bleue marine s’arrête, une Opel Admiral dernier modèle. Le type me dit :

- Monte, monte, je te dépose.

- Merci je vais à Basse-Terre.

La bagnole est top. Il y a une antenne électrique et même un allume-cigare que le béké s’empresse de me montrer. Le chrome brille dans tous les coins. On roule vitres ouvertes, il fait 34 à l’ombre. On s’enfonce dans le vert doux des cannes à sucre. Il s’arrête à nouveau pour prendre un autre auto-stoppeur, un noir d’une trentaine d’années.

Nous voilà tous les trois, comme un raccourci de Guadeloupe, sur les fauteuils en skaï crème. Le « blanc-pays » au volant, à côté de lui un jeune « zoreille » et à l’arrière un noir.

Notre chauffeur, un peu rougeaud mais très cool avec son bras à la portière, en profite pour entamer une longue tirade sur l’unité nécessaire entre toutes les « forces vives de l’île ».

- C’est la société même qui est bloquée. Ah, tiens regardez, ces terres là sont à moi….

De temps en temps il demande son avis au noir qui reste le plus évasif possible. L’autre insiste. Le noir finit par concéder que de débloquer le système ne ferait pas de mal. Je sens qu’il se retient. Le béké le sent aussi. On longe une plage.

- Avec les atouts que nous avons pourquoi çà ne décolle pas ? Et toi tu en penses quoi ?

- Je crois qu’on pourrait faire mieux, vous avez raison.

- Comment tu t’y prendrais pour faire mieux.

Je regarde le noir d’un air désespéré. Viens à mon aide mon vieux, moi aussi j’ai envie de descendre. Mais il reste 20 bornes alors on se tait tous les deux. L’autre s’en fout, il enchaîne :

- Alors vous n’avez pas de solution. Heureusement que nous comprenons ce pays, c’est normal, c’est nous qui l’avons façonné.

Le noir se recroqueville à l’arrière. Encore quinze bornes. Une voiture conduite par une grosse femme antillaise nous double en catastrophe et fait une queue de poisson. Le béké freine pour éviter l’accident, klaxonne et se met à brailler des insultes en créole. Je dis pour le calmer :

- Bien joué, ce n’est pas passé loin.

- Tu as raison, il faut toujours être vigilant. De toute façon on ne peut pas leur faire confiance, ces gens là auront toujours deux siècles de retard.

Je disparais dans le siège en faux cuir. Le béké réalise l’énormité du propos et dit :

- Je ne dis pas çà pour vous mais il faut reconnaître que …

Le noir crie :

- Déposez-moi s’il vous plait, je dois voir une personne par ici.

La voiture stoppe, le noir descend sans un mot. Encore cinq kilomètres. J’ai honte, j’aurais du descendre moi aussi. Le chauffeur me balance :

- Tu n’es pas d’accord, hein. Mais qu’est ce que tu crois, si on ne les tient pas on peut faire la valise.

- ….

- Il faudra bien que tu prennes position.

J’essaie de me concentrer sur la dernière descente, sublime, qui mène à la ville. On a l’impression de glisser dans la forêt jusqu’à la mer. Je lance :

- Je ne crois pas que vous avez deux cents ans d’avance.

Il freine brutalement et me largue en bord de route. Plus que deux kilomètres. Un cumulonimbus fait son enclume dans le bleu.



Deux mois plus tard éclateront les émeutes de mai 1967, d’abord à Basse-Terre puis à Pointe- à-Pître. L’île sera bloquée plusieurs semaines. Il y aura 130 morts du fait de la répression policière.

42 ans plus tard l’île est à nouveau bloquée. Elle a inventé la lutte contre la « profitation » néologisme qui décrit magnifiquement bien le monde actuel. Les syndicalistes de LKP qui mènent le mouvement tentent de faire sauter le verrou sociétal en même temps qu’ils cherchent à obtenir de meilleures rémunérations. Le souvenir de 1967 est très fort en Guadeloupe dans la génération qui est aux manettes. Et si vous croyez que les choses ont changé, je vous invite à aller sur :

http://www.bondamanjak.com/index.php?option=com_content&view=article&id=6430:voulez-vous-porter-plainte-contre-alain-h-despointes-&catid=28:a-la-une

Vous y entendrez parler de préservation de la race.


* « La Guadeloupe est à nous, la Guadeloupe n’est pas à eux »